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La fraternité est-elle chrétienne ?
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Séance du mardi 28 mai 2024
Propos préliminaires
Quand on lit les philosophes modernes (Hobbes, Locke, Rousseau, Kant) et contemporains (Rawls) de la politique, même lorsqu’ils sont contractualistes et qu’ils envisagent le lien politique sous la forme d’un contrat, on constate qu’il est rare qu’ils fassent grand cas de la fraternité. Leurs systèmes paraissent se satisfaire des valeurs de liberté et d’égalité – le plus souvent dans cet ordre d’ailleurs – et ne découvrir que par raccroc la valeur de fraternité, qui est plutôt l’affaire des syndicalistes ou de ceux qui, sur le terrain même de la politique, entendent faire une place à des valeurs plus humanistes, plus humanitaires, plus chargées de sentiments, plus affectives, plus irrationnelles peut-être, que les deux précédentes. Nous aurons à expliquer ce point dont les philosophes que je viens de citer s’expliquent parfois très bien eux-mêmes, sans notre secours.
On ne saurait toutefois enfermer la fraternité dans la simple sphère du politique, de l’éthique et du droit ou dans celle des relations avec elle. Nous allons, dans quelques instants voir que le religieux en fait grand usage. De plus, cette relation de fraternité a aussi sa réalité et n’est pas un simple idéal ; un certain nombre de personnes, parmi nous, ont vraiment – ou ont vraiment eu – des frères et des sœurs, qui ont, d’une façon ou d’une autre, pour le meilleur et pour le pire, marqué leur vie d’une façon ineffaçable. Et c’est souvent de cette valeur-là – et de ce fait-là – que le politique, le religieux, l’éthique, le juridique, le moral s’inspirent pour le traiter de façon analogique ou métaphorique.
Mais la notion de fraternité, quand elle inspire des analogies, est assez chaotique. Il est des professions ou des relations sociales qui connaissent des confrères et d’autres pas et il est assez difficile d’en pénétrer les raisons. Aucun enseignant – à quelque corps qu’il appartienne – ne parle de ses consœurs ou de ses confrères ; professeur des écoles ou professeur d’université, un enseignant a des collègues. Des ouvriers ne parlent pas d’eux-mêmes et entre eux comme de confrères ou à des confrères. Seuls le font les médecins – peut-être les soignants, de façon plus générale -, les avocats, les ecclésiastiques comme les pasteurs, les architectes. Les francs-maçons connaissent des frères et des confrères. Les militaires, seulement dans certaines circonstances d’ailleurs, se disent frères les uns des autres, quand ils ont connu la mort de près, quand ils ont été engagés en quelque bataille qui s’est révélée meurtrière ou dangereuse pour leur vie : on parlera alors de frères d’armes, de mère des batailles, de père du régiment, transformant ainsi les héros qui combattent ou ont combattu en frères. Les noms des frères s’inscrivent alors sur les murs des monuments aux morts. Mais, pour notre malheur à nous qui cherchons quelque unité de la notion de fraternité quand elle est utilisée par analogie, et de façon plus cocasse, on parle aussi de confrérie autour de tel vin, de tel fromage, de tel type de champignon (plutôt de haute qualité comme la truffe ; on n’en créerait probablement pas une pour le champignon de Paris ou pour quelque vinasse bon marché). Il faut même aller plus loin dans cette direction quelque peu hirsute, car curieusement, comme pour embrouiller encore davantage la notion, on dira volontiers des animaux – de certains d’entre eux, du moins – qu’ils sont nos frères. Schopenhauer n’hésite pas à parler de « nos frères dépourvus de raison » (Schopenhauer, p. 79, p. 1137). Saint François d’Assise (1181-1182 – 1226) l’avait dit avant lui et avait même étendu la relation de fraternité aux rapports que l’on entretient avec la lune et le soleil (notre sœur la lune et notre frère le soleil) et avec les éléments : notre frère le vent, notre sœur l’eau, notre frère le feu ; ou avec des événements : notre sœur la mort.
Sans doute, dès qu’on cherche un peu à creuser la notion, aperçoit-on que les confrères ont tendance à se coopter, à se choisir entre eux, à se juger entre eux, parfois avec la bénédiction du droit positif et étatique. Je pense aux professions, le plus souvent libérales, qui connaissent des ordres, des conseils de l’ordre et dont les membres s’appellent volontiers entre eux « confrères ». On voit aussitôt, par les derniers exemples, qu’il est difficile d’harmoniser tous ces sens qui sont assez bigarrés et d’en apercevoir un lien convaincant.
La question est, pour nous, de savoir comment la notion de fraternité qui apparaît tellement contradictoire dès qu’on l’analyse quelque peu, peut pendre une fonction relativement homogène en politique, en éthique et en morale. Car, quand bien même la fraternité apparaîtrait comme une « fausse fenêtre » – ce qui est le cas de bien d’autres valeurs éthiques, comme la décence, par exemple, qui est souvent demandée voire exigée pour mettre fin à des débats un peu gênants -, il faudrait encore se demander pourquoi la morale, l’éthique et la politique ont besoin de telles « fausses fenêtres ». Mais il se pourrait aussi que la fraternité ne se résume pas à cet aspect de fausse fenêtre et que l’on puisse ordonner les valeurs politiques, éthiques et morales – Béatrice vous parlera spécialement des valeurs religieuses – à partir d’elle en inversant l’ordre lexical repéré par Rawls ; c’est-à-dire du filtrage qu’il imagine d’une valeur à l’autre : quand, analysant les valeurs républicaines, on a défini le degré de liberté souhaitable, on peut passer au degré d’égalité compatible avec ce degré de liberté ; puis au degré de fraternité compossible avec ces degrés de liberté et d’égalité. C’est le cas des socialistes qu’on a stigmatisés sous l’étiquette d’« utopiques », pour avoir rêvé cette inversion ; mais les socialistes ne sont pas les seuls à avoir promu la fraternité. Chacun sait que la fraternité est proclamée comme telle dans la devise républicaine le 26 février 1848 ; elle entrera dans la Constitution et fera l’objet d’une Fête particulière le 20 avril 1848.
Utopique peut-être, mais c’est avec une rare clairvoyance que Fourier, qui est précisément l’un de ces socialistes stigmatisés sous ce nom d’utopique par ses adversaires, ironisera cruellement sur la devise républicaine, celle de l’année 1848, projetée quelques décennies auparavant sur les grands mots auxquels l’avait réduite la Révolution :
« Comment, s’indignait-il, oser parler de donner la liberté au peuple quand on ne peut pas même lui garantir le travail répugnant d’où dépend sa subsistance ? » ; et, sur le compte de l’égalité et de la fraternité, Fourier stigmatisait « une fraternité dont les coryphées s’envoient tout à tour à l’échafaud ; une égalité où le peuple qu’on décore du nom de souverain n’a ni travail, ni pain, vend sa vie cinq sous par jour, est traîné à la boucherie la corde au cou… Tels sont les effets que nous avons vu naître sous un régime où l’égalité et la fraternité s’alliaient à un fantôme de liberté ». [Cité par J. Zilberfarb in : persée.fr/doc/ahdf_0003_44_36_1966_num_184_1_3838]. Le tort de ces républicains ne serait-il pas d’être parti de la liberté, de n’avoir traité de l’égalité que comme une valeur seconde et d’avoir traité la fraternité comme une valeur de remorque, loin derrière les deux autres ?
Ainsi, en politique, en éthique, en morale, nous trouvons nous devant trois axes d’analyse qu’il s’agit d’articuler :
Dans le domaine religieux, c’est la fraternité qui semble être la valeur première d’où l’égalité et la liberté découlent. On a ici une inversion des filtres dont parle Rawls. L’idée d’un Dieu commun à toutes et à tous, qui plus est : d’un Dieu Père, place le fidèle dans une relation d’égalité avec les autres fidèles. Dans l’Évangile de Jean, Jésus le ressuscité apparaît comme l’archétype du frère.
TEXTE
« Jésus lui dit : Cesse de t’accrocher à moi, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va vers mes frères et dis-leur que je monte vers celui qui est mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu » (Jean, 20, 17).
Il est frère de toutes celles et ceux qui mettent leur confiance en lui et en son enseignement. En acceptant que Jésus soit celui qui dit la vérité sur la paternité de Dieu et donc sur le fait que le croyant trouve et prenne l’origine de son identité en Dieu-Père, les disciples de Jésus se relient les uns aux autres dans une relation fraternelle.
Cette fraternité n’est pas semblable à la relation qu’implique le prochain. Celui qui est mon prochain, s’approche au nom de Dieu et fait, pour moi, la volonté de Dieu. Il me fait découvrir l’amour de Dieu à travers son action ; on prendra l’exemple du bon samaritain (Luc 10 : 25-37) qui est le prochain de l’homme blessé sur le chemin et représente par son action et sa manière de la mener, la façon d’aimer de Dieu, c’est-à-dire une façon généreuse, désintéressée et conséquente. Le samaritain n’est pas à proprement parler considéré comme le frère du blessé parce qu’il n’est pas son frère dans la foi. En revanche, il est son prochain parce qu’il a une humanité partagée avec lui qui le rend responsable de la vie de l’autre. La racine pour dire prochain provient d’un terme hébreu qui signifie : « l’autre » רעה . Cet autre peut être l’ami mais aussi l’étranger. (Lévitique 19:18).
Le frère et le prochain ne sont pas non plus tout à fait comme l’ami. Dans le livre des Proverbes, les passages ironiques sont nombreux pour montrer que l’ami est souvent celui qui vous choisit pour votre richesse. L’ami est alors une figure de parasite, qui vous connaît tant que vous avez du bien, mais qui vous abandonne quand vous n’avez plus rien.
TEXTE
(Proverbes 14 : 20 : « les amis du riche sont nombreux » ou encore : Proverbes 19 : 6 : « chacun est l’ami de celui qui fait des cadeaux » ).
En revanche, dans l’Évangile de Jean, Jésus appelle, de son vivant, ses disciples : « amis » (Jean 15 : 13-15) :
TEXTE
« Voici mon commandement : que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés. Personne n’a de plus grand amour que celui qui se défait de sa vie pour ses amis. Vous, vous êtes mes amis si vous faites ce que, moi, je vous commande. Je ne vous appelle plus esclaves, parce que l’esclave ne sait pas ce que fait son maître. Je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai entendu de mon Père ».
Ici, le commandement d’amour du prochain se mue en amour des amis de Jésus, instituant une communauté de fidèles sur le modèle des écoles grecques où le maître réunit ses disciples et les initie à sa sagesse.
À travers ces fonctions différentes, on comprend que la figure du frère s’enracine dans la relation entre toutes celles et ceux qui ont une origine commune, qu’elle soit réelle ou symbolique. Jésus, comme médiateur entre Dieu et les humains, implique une filiation dans laquelle Dieu exerce son autorité de parent, mais aussi son amour qu’il répand équitablement sur tout ses enfants, fils ou filles, dans un partage équitable. Cet amour divin rend possible une certaine égalité de tous les enfants de Dieu car il surpasse toutes les difficultés liées au mérite et aux qualités de chacun, et il permet une liberté pleine et entière des enfants de Dieu qui sont soumis, certes, aux autorités de ce monde, mais qui, dans la foi, dépendent de Dieu seul. C’est ce parent aimant qui lie ensemble des êtres très différents et d’origines très variées dans une même relation d’amour et de foi. Cette relation échappant aux règles habituelles de hiérarchie sociale, économique ou ethnique ; elle permet une véritable liberté intérieure, présentée par le christianisme comme un lien qui libère. Comme le dit la dernière béatitude : « Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte, qu’on vous persécute et qu’on répand faussement sur vous toutes sortes de méchancetés, à cause de moi » (Matthieu 5:11).
On pourrait dire que le christianisme propose des valeurs hiérarchisées dans cet ordre : fraternité, égalité et liberté. Les politiques, les politiques et les éthiques sont loin de respecter cet ordre.
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