Culte du dimanche 13 juin 1943
Prédication de André-Numa Bertrand.

Sermon prêché au Temple de l’Oratoire du Louvre par le Pasteur A.N. Bertrand le 13 juin 1943, jour de la Pentecôte

 

Chants :

 

Cantiques N° 162 1, 2, 3, 4 246 v 1, 5

 

Psaume N°36 v 1, 2

 

Lectures : Actes II. 1-18; 22-24; 36-41 Jean IV. 5-15; 19-24.

 

Dieu est esprit Jean IV. 24

 

 

Nos Livres Saints contiennent un certain nombre de très brèves formules où se révèle l’essentiel de ce que nous pouvons comprendre de Dieu, et dans lesquelles le mystère insondable de l’Être est défini par un seul mot qui est un mot abstrait. « Dieu est Lumière, Dieu est Amour » dit Saint Jean; et Jésus Lui-même: « Dieu est Esprit, » Par la sobriété même de leur expression, ces formules semblent ouvrir devant la pensée un espace sans limites au travers duquel la réflexion religieuse pourra s’avancer librement vers les vérités éternelles.

 

C’est sous leur inspiration qu’aujourd’hui, jour de la Pentecôte, fête traditionnelle de l’Esprit dans l’Église de Jésus-Christ, nous voudrions méditer avec vous cette parole: Dieu est Esprit. Ou pour parler plus exactement, nous voudrions la placer devant vos yeux, la dresser devant vous comme une devise, comme le mot révélateur qui contient non seulement le secret de Dieu et de notre pensée théorique à son sujet, mais le secret de notre vie chrétienne et de l’action pratique par laquelle elle s’affirme. Heureux le prédicateur, s’il était rendu capable de la graver dans le cœur de chacun de vous, et particulièrement dans le cœur de ces jeunes gens et de ces jeunes filles, de telle sorte que toute leur expérience religieuse s’ordonne d’après cette laconique définition et s’enrichisse des trésors de vérité que renferme cette brève parole tombée des lèvres du Christ: « Dieu est Esprit. »

 

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« Dieu est Esprit ». Bien que l’Ancien Testament ne contienne aucune formule semblable, la pensée qu’exprime celle-ci est familière à la prédication prophétique; elle en constitue même l’essentiel. Le Dieu Esprit est opposé avec une virulence ironique ou méprisante aux dieux de pierre et de bois qui ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’entendent pas. Plus de dix siècles avant qu’Ésaïe ne ridiculisât l’insensé qui de la même pièce de bois prend ce qu’il faut pour cuire ses aliments et se fait un dieu avec le reste, l’antique commandement de Moïse: « Tu ne te feras pas d’images pour te prosterner devant elles » affirmait la spiritualité du Dieu invisible et la vanité des idoles.

 

Mais l’expression d’une vérité aussi élémentaire ne retiendrait pas longtemps l’attention de protestants du vingtième siècle, pour qui le danger de l’idolâtrie se présente sous une forme moins grossière; il faut donc serrer de plus près l’idée afin d’en retirer tout l’enseignement qui nous concerne. Dieu est Esprit; cela ne signifie pas seulement Dieu est un Être immatériel; cela signifie: Dieu est dans notre vie le champion de tout ce qui domine la matière et impose en nous sa loi à la nature. L’Esprit est le plus profond et le plus troublant mystère de notre planète; non seulement rien ne l’explique dans la nature, mais on peut dire que rien ne s’explique sans lui, il semble bien être la réalité dernière à laquelle tout aboutit et vers laquelle s’achemine par les voies d’une lente évolution notre humanité douloureuse. Dans tous les cas une chose est certaine, c’est que pour ce qui nous concerne individuellement, notre personnalité prend d’autant plus de consistance et de valeur que les forces spirituelles y dominent plus nettement les éléments matériels qui se révèlent comme les plus proches de la bête, les plus enfoncées dans la nature et les plus éloignées de Dieu.

Dire que Dieu est Esprit, c’est donc dire que l’on ne saurait l’adorer et le servir si l’on assure pas en soi la souveraineté des réalités spirituelles; c’est dire que l’on ne peut être à la fois le serviteur de Dieu et l’esclave des choses matérielles; c’est dire que l’on ne peut marcher avec le vrai Dieu que si l’on marche fermement vers une vie tout entière dominée par l’Esprit. Car pour nous aussi existe le danger d’une idolatrie d’autant plus dangereuse qu’elle est plus subtile et insidieuse, et compatible, semble-t-il, avec l’idée théorique que Dieu est un Etre purement spirituel, Nous, protestants, nous sourions en voyant l’Eglise catholique biffer prudemment, dans ses catéchismes, le commande-ment: « Tu ne te feras pas d’images pour te prosterner devant el-les »; mais n’y a-t-il pas chez nous, des génuflexions plus graves encore que celles-là? Personne n’a-t-il jamais plié les genoux devant la force, devant le pouvoir, devant l’argent ou même devant la chair? Prenons garde, Chrétiens, nous prenons des airs scan-dalisés devant ce que j’appellerai les idolatries visibles; mais nous persistons à nourrir en secret les idolâtries invisibles, cel-les qui dans notre coeur et dans notre vie donnent aux choses de la matière et de la chair in place qui appartient au seul Dieu qui est Esprit.

 

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Cependant l’Esprit n’est pas seulement l’opposé de la matière, la puissance qui nous arrache à la domination de la nature; il est aussi dans le monde et dans les âmes le principe de l’ordre et de la discipline. Dans le domaine matériel, lorsque nous ne découvrons aucun ordre dans la disposition des objets, des pierres d’un ébou-lement par exemple, nous en concluons que leur position est dûe à des causes purement fortuites et matérielles, qu’aucune pensée, au-cune volonté n’est intervenue; par contre, là où nous voyons ré-gner l’ordre dans la disposition des pierres préparées sur un chan-tier par exemple, nous concluons aussitôt qu’il y a là l’oeuvre d’un esprit; on peut dire de façon générale que l’ordre révèle la présence de l’esprit et le désordre révèle són absence.

Quelle lumière une semblable affirmation jette sur le désor-dre des moeurs à notre époque et sur le drame que le monde vit en ce moment ! Ni dans la vie des sociétés ni dans la vie des indivi-dus, l’ordre ne peut régner tant que ne règne pas l’esprit. Je par-le d’abord des sociétés, parce qu’ici la chose est plus visible, elle apparaît comme sous un verre grossissant. Là où l’homme est conduit par des forces purement naturelles, physiques en quelque sorte, par la faim ou par les instincts qui en dérivent, instinct de possession, instinct de puissance, instinct de jouissance, au-cun ordre réel n’est possible. C’est en vain que l’on décorera du nom usurpé d’ordre social un équilibre factice et toujours insta-ble établi entre les instincts qui se heurtent, entre la faim des uns et l’accaparement des autres, entre le désir de garder et le désir de prendre, il n’y aura d’ordre véritable que là où il y au-ra une commune soumission aux lois de l’esprit, une discipline vo-lontairement acceptée qui assurera la victoire de la pensée sur l’instinct, de l’esprit sur les réactions de la bête.

Et il n’y a pas d’ordre davantage là où le silence est imposé à toute une humanité par le jeu d’une force purement matérielle, qui courbe les corps sans convaincre les âmes. On appelle cela de l’ordre parce que dans une semblable société chacun a une place cù il est contraint de se tenir; mais ce n’est pas un ordre véritable, ce mot qui a sa beauté ne doit pas être profané, ravalé jusqulà dé-signer au fond la pure et simple violence, le silence résultant de l’écrasement des faibles par les forts. Ce soi-disant ordre n’est pas autre chose que du désordre en formation; car sous le calme qui règne à la surface, les haines et les colères s’accumulent dans les profondeurs, jusqu’à ce que,… jusqu’à ce que l’Esprit reprenne ses droits et que s’instaure douloureusement et difficilement un ordre digne de ce nom. Car il n’y a pas d’ordre en dehors de l’es-prit; disons mieux, Chrétiens, il n’y a pas d’ordre en dehors de Dieu, car Dieu est Esprit. L’ordre véritable ne peut venir que de Lui; un esprit détaché de Dieu est en quelque sorte privé de sa réalité motrice comme de sa fin authentique. Et cela nous donne le drcit de dire que la question de l’ordre dans le monde, ce qu’on appelle la question internationale et la question sociale, est une question religieuse; car aussi longtemps que se heurteront des

 

forces purement matérielles il n’y aura pas d’ordre; car le prin-cipe de l’ordre, c’est l’Esprit, c’est Dieu qui est Esprit.

Et que dire de nos vies personnelles, si souvent livrées aux forces obscures de l’instinct, à la soif de posséder, de dominer, de jouir, à la soif peut-être aussi de ne rien faire ou de vi-vre du travail d’autrui. S’étonnera-t-on que ces existences ne soient que désordre? Ohl’on peut avoir des comptes en ordre, et un appartement où tout est à sa place; mais la vie est sans or-dre parce qu’elle est sans esprit, sans idée directrice, sans idé-al, une vie dont on ne sait ni d’où elle vient ni où elle va, ni ce qu’elle signifie ni ce qu’on veut en faire. Mes Frères, mes Enfants, voilà le danger qui nous menace tous, un danger subtil et insidieux comme l’idolatrie dont je parlais tout à l’heure, le danger d’avoir, dans le cadre d’une existence correcte, une vie sans ave, sans orientation supérieure et par conséquent sans ordre dans le sens profond de ce mot: une vie d’où l’esprit est absent. Cette vie, on ne s’y jette pas de gaîté de coeur, on y glisse peu à peu en éliminant jour apres jour ce qui peut donner à la person-ne sa valeur authentique; on y glisse dans la mesure où l’on ou-blje Dieu, ou dans la mesure où on Le confine dans les formes exté-rieures du culte et de l’Eglise, sans le mettre au centre de sa vie. Car Lui nous garderait de cette vie sans âme, parce que Dieu est Esprit et là où Il est en ne peut pas avoir, on ne risque pas d’avoir une vie d’où l’Esprit est absent, d’où l’ordre est absent, et qui s’en va au hasard, au gré des caprices des instincts ou des occasions, sans que s’exerce sur elle la maîtrise de l’Esprit.

 

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Enfin l’Esprit est aussi l’organe de l’inspiration individuel-le, le factour essentiel de l’enthousiasme et de la ferveur, la for-ce qui soulève l’âme et la jette palpitante entre les bras de Dieu.

 

Ici nous rejoignons la signification biblique du mot et nous lui donnons le portée qu’il prend dans la réalité de la pensée pro-phétique un homme saisi par l’Esprit, c’est un homme arraché à sa médiocrité coutumière et lancé dans une telle révolution inté-rieure que ses amis ne le reconnaissent plus et le croient hors de sens ou « plein de vin doux, » Et lorsque nous disons que Dieu est Esprit, nous entendons par là qu’on ne peut le servir avec un coeur sec et froid; on est à Lui vraiment que si on se livre à cette ins-piration qui nous force à nous dépasser nous-même et à pénétrer dans une vie plus haute et plus belle. Une ame ouverte à Dieu, c’est une âme qui accepte de se livrer à la violence salutaire de ces mainmises de l’Esprit qui s’appellent repentance, conversion, voca-tion; c’est une ame ouverte à ces folies qui s’appellent désinté-ressement, oubli de soi, sacrifice, et dont la Croix de Jésus-Christ reste l’éternel symbole. C’est une âme qui ne vit pas de la foi des

 

autres, de l’amour des autres et de l’inspiration de l’Eglise, mais de la foi, de l’amour et de l’inspiration qu’elle-même a re-qus de l’Esprit.

 

Il semble qu’en parlant ainsi nous allions à l’opposé de ce que nous disions tout à l’heure au sujet de l’Esprit principe de I’ordre. Comment concilier l’ordre qui est nécessairement chose collective et exige une action unifiée, avec l’inspiration indivi-duelle qui est la chose la plus imprévisible, la plus spontanée qui soit ? Sĩ chacun suit son inspiration et revendique une com-munion directe avec l’Esprit, où sera l’ordre? Il est certain qu’il y a là un problème devant lequel doit échouer quiconque n’ira pas jusqu’au fond de l’Evangile de Jésus-Christ et de son originalité. Car c’est la beauté unique de l’Evangile, d’engendrer un ordre qui n’est pas celui de la loi mais de la grâce, un ordre qui n’est pas uniformité mais harmonie. C’est ici, Chrétiens, que se révèle notre privilège; car si nous suivions n’importe quel Esprit, si nous écoutions n’importe quelle inspiration, il n’y au-rait évidemment aucun ordre possible. Mais si l’Esprit qui est en nous est l’Esprit de Jésus-Christ, alors il y aura de l’ordre dans notre vie, non pas l’ordre établi par l’obéissance à une loi abs-traite, mais l’ordre qui résulte du fait que tout est amour. Le Chrétien n’est pas un homme qui obéit, c’est un homme qui aime; mais son amour contient en lui-même le germe d’une discipline plus haute et plus profonde que celle de l’obéissance. Un monde qui s’inspirerait de l’esprit du Christ serait un monde où il y aurait de l’ordre, non pas celui de la servitude mais celui du service mu-tuel, un ordre accepté, acclamé dans la joie et dans l’enthousias-me; non pas l’ordre du morne troupeau enfermé dans ses barrières, mais l’ordre de la famille groupée autour de la Table où le pain est rompu pour tous par le Père, et réparti avec une autorité faite de charité.

 

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Cette Table, mes Frères, cette Table, mes Enfants, c’est cel-le qui est dressée aujourd’hui devant vous. Elle est dressée en souvenir de Celui dont Saint-Paul écrivait: « le Seigneur, c’est 1’Esprit », celui en qui l’inspiration d’En-Haut, la vocation céles-te avait dévoré en quelque sorte tout ce qu’il y avait d’humain dans sa Personne; Celui dont l’amour s’est révélé comme une réali-té surnaturelle, capable de dominer tout ce qui est de la chair ou du monde, pour affirmer, dans la plénitude de sens que peut re-vêtir cette expression, la maîtrise de l’Esprit. Elle est dressée pour le repas de l’Esprit où est donné l’aliment surnaturel dont il faut dire avec le poète :

« Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier. »

 

Repas de l’Esprit; juste assez de matière pour servir de sym-bole aux réalités invisibles. Quelques miettes de pain, quelques gouttes de vin, symboles du Corps rompu, du Sang répandu, symboles de vie ét de mort, d’une vie donnée, d’une mort apportant à l’amour sauveur sa sanction décisive; une nappe, tache de blancheur dans la pénombre, symbole de la candeur virginale assurée aux âmes blanchies et pardonnées par l’amour du Christ; une Table autour de laquelle se groupe notre petite famille, symbole de la grande famille humai-ne; un Pain partagé entre nous, symbole du jour où tous les hommes mettront en commun le pain du corps et le pain des âmes. Le repas de l’Esprit présidé par le Seigneur qui est l’Esprit.

Mes Frères, comprenez-vous maintenant jusqu’où vont les pro-longements de cette brève parole: « Dieu est Esprit » ce qu’il y a en elle d’aspiration à la spiritualité, d’invitation à l’ordre, de promesses d’inspiration et de libération intérieure ? Puis-je maintenant vous laisser ce mot d’ordre si riche et si simple : Dieu est Esprit, avec l’espoir qu’il puisse servir de guide à vo-tre effort et grouper les souvenirs religieux les plus précieux de votre vie? Oui, Seigneur, Tu permettras que nous bâtissions en nous la vie de l’Esprit sur cette sobre et décisive assurance, que Dieu est Esprit.

Amen.